Article dans l'đđđ„đ§đđšđš sur les addictions mĂ©dicamenteuses chez les jeunes.

Pour la seule annĂ©e 2021, la consommation dâanxiolytiques chez les mineurs a augmentĂ© de 16 %. Alors que ces produits peuvent crĂ©er une forte dĂ©pendance, certains mĂ©decins alertent.
Pour Lucas*, tout a commencĂ© par de simples Ă©changes de messages sur les rĂ©seaux sociaux, pendant son annĂ©e de seconde. Tandis que les copains de sa classe testent leurs limites en dĂ©couvrant lâalcool fort ou les effets dâun joint, le lycĂ©en ne prend pas goĂ»t Ă ces substances. Sur Instagram, un ami lui parle alors de la codĂ©ine, un mĂ©dicament opioĂŻde le plus souvent utilisĂ© pour soulager la toux ou certaines douleurs. Le produit est Ă la mode : des rappeurs amĂ©ricains en font largement la promotion dans les paroles de leurs chansons, tandis que la consommation de "purple drank", un cocktail maison Ă base de mĂ©dicaments codĂ©inĂ©s et de soda, se rĂ©pand un peu partout en France. A 15 ans, Lucas achĂšte sa premiĂšre bouteille de sirop aprĂšs les cours. Les effets sont immĂ©diats. "Ăa mâa vidĂ© la tĂȘte, jâĂ©tais apaisĂ©, câest ce que je recherchais depuis longtemps. Mais en trois mois, je suis devenu dĂ©pendant", dit-il. Huit ans plus tard, le jeune homme vient dâĂȘtre pris en charge par le centre ressource lyonnais des addictions mĂ©dicamenteuses (Cerlam), spĂ©cialisĂ© dans le traitement des addictions aux mĂ©dicaments. "Tout sâest enchaĂźnĂ©", rĂ©sume Lucas. Pendant deux ans, il fait dâabord le tour des pharmacies de sa ville pour se procurer des produits Ă base de codĂ©ine, Ă lâĂ©poque disponibles en vente libre. "Certaines refusaient, dâautres me voyaient passer quatre fois par semaine et continuaient Ă mâen vendre." En juillet 2017, quand le ministĂšre de la SantĂ© dĂ©cide dâen limiter la vente aux uniques usagers en possession dâune ordonnance, lâadolescent stoppe sa consommation, commence Ă fumer du cannabis, rechute. Il finit par se procurer des doses sur Internet, ou directement via des dealers quâil contacte sur Telegram. En parallĂšle, il dĂ©couvre "les benzos" - pour benzodiazĂ©pines, ces anxiolytiques prescrits sur ordonnance pour calmer le stress, lâanxiĂ©tĂ© ou lâinsomnie. Puis vient le Covid, ses confinements, ses angoisses. "Câest le moment oĂč jâai le plus consommĂ©. Je suis vraiment devenu dĂ©pendant : jâĂ©tais Ă trois bouteilles de sirop codĂ©inĂ© par semaine, trois boĂźtes de PhĂ©nergan pour en accentuer les effets, et une dizaine dâalprazolam [NDLR : lâanxiolytique le plus prescrit en France, plus connu sous son nom commercial, le Xanax]."
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Pour "500 Ă 700 euros par mois", Lucas devient un fantĂŽme. Il se couche Ă 6 heures du matin, se rĂ©veille Ă 18 heures, ne se souvient que par bribes de cette pĂ©riode. "Jâavais pourtant toujours la sensation de ne pas ĂȘtre addict, de prendre des quantitĂ©s plutĂŽt faibles. Mais Ă lâheure actuelle, jâai vraiment envie de me sĂ©parer de ça."
Il nâest pas le seul. Coordinateur en chef du Cerlam, le Pr Benjamin Rolland observe "une augmentation globale" des demandes de soins chez les plus jeunes, "pour des dĂ©pendances Ă tous types de produits", y compris les mĂ©dicaments. Bien que minoritaires, les moins de 25 ans accueillis pour une addiction aux anxiolytiques ou opioĂŻdes reprĂ©sentent entre 5 et 10 % des patients pris en charge par le centre, qui a ouvert ses portes il y a un peu plus dâun an. "Ce phĂ©nomĂšne est renforcĂ© par un Ă©tat global de mal-ĂȘtre de la jeunesse depuis la pandĂ©mie, dont les consĂ©quences dĂ©passent largement la seule addiction Ă certaines substances", dĂ©plore-t-il.
"Depuis le Covid, ça ne fait quâaugmenter"
MalgrĂ© le retour Ă une vie normale depuis le covid, le Dr Jean-Michel Delile, prĂ©sident de la FĂ©dĂ©ration addiction, observe avec la mĂȘme inquiĂ©tude le dĂ©veloppement massif dâĂ©tats anxieux durables chez les patients les plus jeunes. "Dans un tel contexte, la consommation dâanxiolytiques a tendance Ă augmenter, pour des durĂ©es de plus en plus longues et alors mĂȘme que ce type de traitement ne devrait pas ĂȘtre prescrit pour plus de trois ou quatre semaines", explique-t-il. Un phĂ©nomĂšne observĂ© par le Haut Conseil de la famille, de lâenfance et de lâĂąge (HCFEA), qui a rendu dĂ©but mars un rapport sur le sujet. Pour la seule annĂ©e 2021, lâorganisme souligne que la consommation dâanxiolytiques chez les enfants et les adolescents a augmentĂ© de 16 %, avec 86 756 dĂ©livrances supplĂ©mentaires "par rapport aux rĂ©sultats attendus" pour la pĂ©riode. En parallĂšle, la diminution des ressources budgĂ©taires en pĂ©dopsychiatrie ne permettrait plus dâaccueillir les enfants et leurs familles dans "un dĂ©lai raisonnable", ni "dâassocier ces prises de mĂ©dicaments Ă un suivi rĂ©gulier spĂ©cialisĂ©", regrettent les auteurs du document, qui rappellent que seuls 597 pĂ©dopsychiatres ont Ă©tĂ© recensĂ©s en France au 1er janvier 2020, avec un Ăąge moyen de 65 ans.
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"Ces mĂ©dicaments peuvent sâavĂ©rer trĂšs utiles pour les patients, et il ne faut en aucun cas les interdire, ni penser quâils dĂ©clenchent une addiction Ă la moindre prise", nuance le Dr Delile. " Mais il faut avoir conscience que ces substances peuvent en effet, dans certains cas, entraĂźner un risque de dĂ©pendance avec des problĂ©matiques de perte de contrĂŽle", explique le psychiatre, assurant recevoir de plus en plus de demandes de mineurs ou de leurs proches pour des consommations rĂ©guliĂšres de tranquillisants et de psychotropes. "Malheureusement, ce phĂ©nomĂšne est en plein dĂ©veloppement", souffle-t-il.
"Sur dix appels concernant des mineurs, je vais en recevoir cinq pour lâalcool, deux pour la cocaĂŻne et trois pour les mĂ©dicaments, en particulier pour des dĂ©pendances aux anxiolytiques ou Ă certains opioĂŻdes. Depuis le Covid, ça ne fait quâaugmenter", abonde Jean-Charles Dupuy, chargĂ© de rĂ©pondre au numĂ©ro mis en place par lâassociation SOS Addictions. Certains dâentre eux sont devenus dĂ©pendants aprĂšs des prescriptions pour des crises dâanxiĂ©tĂ© ou des insomnies, quand dâautres se sont procurĂ© directement les produits dans lâarmoire Ă pharmacie de leurs parents, voire chez leurs dealers. "Ils les utilisent alors dans lâunique but de se dĂ©foncer", prĂ©cise Jean-Charles Dupuy.
"Je recevais les cachets dans ma boĂźte aux lettres"
"Câest bien le problĂšme de ces substances : malgrĂ© une certaine prise de conscience des mĂ©decins ces derniĂšres annĂ©es et une tendance Ă la diminution des prescriptions, il y a tout un usage qui nous Ă©chappe. La consommation des mineurs hors ordonnances est extrĂȘmement difficile Ă chiffrer", explique Nicolas Authier, psychiatre et directeur de lâObservatoire français des mĂ©dicaments antalgiques (Ofma). Dâautant que les plus jeunes nâont parfois quâĂ se servir dans les placards Ă pharmacie de leurs proches : selon les chiffres les plus rĂ©cents de lâAgence nationale de sĂ©curitĂ© du mĂ©dicament (ANSM), la France est, derriĂšre lâEspagne, le deuxiĂšme pays le plus consommateur de benzodiazĂ©pines en Europe. En 2015, 13,4 % de la population française avait consommĂ© au moins une fois ce type de substances, et leurs traitements avaient Ă©tĂ© entrepris par un mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste dans 82 % des cas.
MĂȘme constat pour les opioĂŻdes dits "forts" (fentanyl, morphine ou encore oxycodone), dont les prescriptions se sont accrues "dâenviron 150 %" entre 2006 et 2017 en France, selon la derniĂšre Ă©tude de lâANSM sur le sujet. Les consĂ©quences sont directes : le nombre dâhospitalisations liĂ©es Ă la consommation dâantalgiques opioĂŻdes obtenus sur prescription mĂ©dicale a ainsi augmentĂ© de 167 % entre 2000 et 2017, et le nombre de dĂ©cĂšs liĂ©s Ă cette mĂȘme substance a bondi de 146 % entre 2000 et 2015, avec "au moins quatre dĂ©cĂšs par semaine". Pour se procurer ses "benzos" ou sa codĂ©ine, Lucas nâest jamais passĂ© par le cabinet dâun mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste. Le jeune homme se fournissait en alprazolam dans le stock de son grand-pĂšre, ou directement chez son dealer et sur Internet. "Les cachets coĂ»taient entre 4 et 5 euros. Pour la codĂ©ine, la bouteille de sirop est passĂ©e Ă une cinquantaine dâeuros aprĂšs la loi de 2017. HonnĂȘtement, ce nâĂ©tait pas si difficile de sâen procurer : je recevais ça dans ma boĂźte aux lettres !"
Trouver les mĂ©dicaments, "câĂ©tait facile", se souvient Ă©galement Juliette Boudre, dont le fils Joseph est dĂ©cĂ©dĂ© dâune surdose dâopiacĂ©s et de benzodiazĂ©pines en dĂ©cembre 2016. Deux ans plus tĂŽt, Ă lâĂąge de 16 ans, lâadolescent se fait prescrire du Xanax par le mĂ©decin de lâinternat oĂč il est scolarisĂ© en Angleterre, aprĂšs une crise dâangoisse liĂ©e Ă la consommation de cannabis. RentrĂ© en France pour les vacances de PĂąques, il ne tarde pas Ă dĂ©nicher de nouvelles doses de "benzos", en multipliant simplement les rendez-vous mĂ©dicaux. "Joseph a mis en place toute une mĂ©canique manipulatrice pour les obtenir : il nâarrivait pas Ă dormir, avait le pouls qui sâaccĂ©lĂ©rait, lâimpression de faire des crises cardiaques tous les quarts dâheure⊠Et les mĂ©decins distribuaient les ordonnances", raconte sa mĂšre, qui se souvient particuliĂšrement de lâanalyse de lâun dâentre eux. "Mieux vaut dormir avec un mĂ©dicament plutĂŽt que de ne pas dormir du tout, madame", lui glisse le praticien. "Et sâendormir Ă jamais, quâen pensez-vous ? Câest ce que jâai envie de leur demander aujourdâhui", lĂąche-t-elle.
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Car deux ans aprĂšs sa premiĂšre prise de Xanax, et malgrĂ© plusieurs cures de dĂ©sintoxication, Joseph rechute. "Sa consommation, câĂ©tait un cocktail de benzodiazĂ©pines et dâopiacĂ©s, du Lexomil, du Xanax, de la codĂ©ine, de la morphine, quâil se procurait sans aucun problĂšme", liste Juliette Boudre. JusquâĂ un soir de dĂ©cembre oĂč, en vacances dans le sud de la France, le jeune homme achĂšte une dose de fentanyl auprĂšs dâun dealer dans une fĂȘte foraine. Il mixe cet analgĂ©sique opioĂŻde extrĂȘmement puissant avec des benzodiazĂ©pines. Le cocktail lui est fatal. "Ce qui est terrible, câest que Joseph nâest pas le seul Ă ĂȘtre tombĂ© lĂ -dedans, loin de lĂ . Il faut prendre conscience que ces mĂ©dicaments sont loin dâĂȘtre anodins", insiste sa mĂšre. Le 26 avril dernier, un tĂ©lĂ©film inspirĂ© de lâhistoire de Joseph a rassemblĂ© plus de 3,5 millions de tĂ©lĂ©spectateurs sur France 2. "Depuis, jâai reçu plus de 600 messages de parents ou de proches de mineurs coincĂ©s dans cette addiction. Chaque jour, ils me racontent leur dĂ©sespoir. Le Covid nâa rien arrangĂ©, il faut rĂ©agir", relate Juliette Boudre.
Le Pr Amine Benyamina, prĂ©sident de la FĂ©dĂ©ration française dâaddictologie et chef du service de psychiatrie et addictologie de lâhĂŽpital Paul-Brousse de Villejuif, prĂ©vient : "On a de plus en plus de jeunes qui utilisent ces mĂ©dicaments de maniĂšre dĂ©tournĂ©e, tout simplement parce quâils peuvent se les procurer le plus normalement du monde. Ajoutez Ă cela le fait quâils ont Ă©tĂ© trĂšs longtemps banalisĂ©s, et ne portent pas la mĂȘme Ă©tiquette 'dangereuse et illĂ©gale' que la cocaĂŻne ou lâhĂ©roĂŻne⊠Et vous obtenez la situation dans laquelle nous sommes aujourdâhui." Si le phĂ©nomĂšne français nâest en rien comparable Ă lâampleur de la crise aux Etats-Unis, oĂč 100 000 personnes sont dĂ©cĂ©dĂ©es dâune overdose entre 2020 et 2021, dont deux tiers dus Ă la consommation dâopiacĂ©s, le Dr Benyamina insiste sur la nĂ©cessitĂ© de rĂ©aliser une Ă©tude approfondie sur le sujet : dans les prochaines semaines, une mission en ce sens devrait dâailleurs lui ĂȘtre confiĂ©e par le ministre de la SantĂ© François Braun.
*Le prénom a été modifié.